Textes

LE DERNIER RITUEL

Sur l’oeuvre picturale de Darcia Labrosse

Pierre Lévy, 2011

Selon Isaac Louria, la création fut précédée d’une phase de retrait divin – le Tsimtsoum durant laquelle l’être infini a creusé un vide en lui-même pour laisser place au temps, à l’espace, au monde et à l’autre humain. L’absolu n’accomplit son oeuvre qu’à condition de dissimuler sa présence. Et c’est pourquoi la créature ne rencontre jamais son créateur que sur le mode de l’absence. Mais cette absence l’appelle et la met en chemin. Darcia Labrosse dit souvent que la peinture constitue pour elle « le dernier rituel » et je me suis longtemps demandé ce qu’elle voulait dire. Au fil des années, j’ai fini par comprendre. Le rituel est un tourbillon d’actes habités en sincérité qui lancent un pont entre cette absence, cet abîme qui se fait sentir partout dans le monde créé, et la présence de l’infini. Le rituel ouvre un canal de communication avec l’invisible.

On peut s’imaginer les premiers rituels comme des rassemblements saisonniers, ou bien à l’occasion de grands passages comme la naissance, l’initiation, le mariage ou la mort. Les membres de la tribu allument un feu, échangent des présents, accomplissent un sacrifice. Peints, tatoués, emplumés, masqués, revêtus d’ornements cérémoniels, ils se livrent à des chants collectifs où se répondent couplets improvisés et refrains. On danse sur des musiques fortes et rythmées jusque tard dans la nuit. On ingère des boissons ennivrantes et des plantes intoxicantes. Une brèche se creuse dans le monde du quotidien. Quelque puissance surnaturelle se manifeste alors dans la transe ou la possession et vient marquer durablement la mémoire et les rêves.

A partir de cette fête primordiale, les pratiques et les officiants se spécialisent: rituels de chamanes, de prêtres, d’oracles, de guerriers… Parmi tous ces descendants du rituel ancestral, il semble que celui de la peinture se soit individualisé très tôt, mais sans jamais rompre la chaîne qui le rattache à la quête originelle de la présence. Au fond de cryptes éclairées au flambeau, il y a des dizaines de milliers d’années, des peintres ont appliqué des pigments sur une paroi et ont fait ainsi surgir une présence qui nous touche encore.

Darcia Labrosse ne fait pas « de l’art ». Elle pratique un rituel particulier dont, au fond, toute société a besoin : celui de faire briller – à travers une image – la présence, la puissance, la profondeur invisible de l’existence humaine. Le rituel est efficace si l’image qui en résulte établit un contact vivant avec le monde de l’esprit. La peinture accueille l’invisible vibration de l’intériorité dans l’univers optique. Labrosse pratique ce rituel avec une honnêteté absolue. Elle n’en fait pas seulement les gestes: elle utilise sa parfaite maîtrise des médias et des techniques pour capter et retransmettre effectivement le choc de la présence.

Je ne peux pas traduire en mots l’effet que produisent sur le spectateur ces images. Ses « corps transfigurés » ou ses « âmes radiographiées » sont proprement indescriptibles. Nous pouvons projeter ce qui habite notre esprit sur leur forme impossible à fixer, comme sur un test de Rorschach ou comme sur des nuages courant dans le ciel. Mais par-delà cet échec de l’identification – et précisément à cause de ce mystérieux blocage de la reconnaissance automatique – l’énergie d’une présence humaine nous saisit. Il faut plonger courageusement dans ses icônes électrifiées pour recevoir le cadeau offert à ceux qui ont des yeux pour voir. Le spectacle de ses images produit une commotion, comme le trouble d’une rencontre qui nous révèlerait nos douleurs et nos désirs enfouis. Et par un contrecoup de la réflexion le spectateur se demande qui ou quoi est apparu au peintre. Pareilles alors à ces ondes postérieures qui font écho aux tremblements de terre, mais dans une zone de son esprit qui se dérobe et bascule déjà vers l’inconscience, le spectateur devine sans les voir les âmes éperdues qui ont traversé la transe du peintre.

Darcia Labrosse fait tout sauf de la peinture conceptuelle même si le protocole du processus initial l’est. Pour elle, la maîtrise technique de l’exécution du rituel est une condition sine qua non de son efficacité. Elle s’est exercée aux procédés de la peinture, de la gravure, de l’illustration, de la photographie et du cinéma. Sur la base de cette expérimentation multiforme, elle a mis au point une technique entièrement originale qui consiste à projeter des pigments en poudre sur une plaque de métal au moyen d’un pistolet électrique, puis à passer la plaque au four pour fixer l’image, appellée peinture électrostatique. Les pigments ne sont liés ni par l’eau, ni par l’huile, ni par l’oeuf. Il s’agit sans doute de la première peinture dont le liant est le champ électromagnétique : autant dire une absence de liant qui rend presque’impossible le contrôle conscient de l’image. Si l’on ajoute qu’elle porte une sorte de combinaison de cosmonaute surmontée d’un masque de soudeur et que le rituel a lieu dans une usine qui résonne du fracas des machines, dans une pièce où vrombit un énorme aspirateur à poussière industrielle, on aura une idée des difficultés que cette technique l’oblige à surmonter. Mais l’appareil mécanique n’est totalement maîtrisé que pour être effacé comme un échaffaudage provisoire. Dans cet enfer irrespirable où brûle encore le feu des alchimistes forgerons, le peintre en costume rituel saute un à un les obstacles matériels, puis les obstacles personnels. Malgré l’atmosphère irritante et les sons affolants de l’usine, malgré le poids de son scaphandre et le contrôle presqu’impossible du dépôt des pigments sur la tôle, Darcia Labrosse peint à partir d’une sphère irréelle de silence et de calme d’où elle s’est absentée pour laisser place à la présence.

Afin de percer l’enveloppe du monde connu et reconnu, pour aller au-delà des réflexes du codage et du décodage visuels, elle abandonne toute préconception, tout projet, toute volonté d’expression de soi, toute idée de représenter ceci ou cela. Elle veut se laisser envahir, et donc elle ne veut rien. La transe créative de Labrosse repose sur cette discipline du renoncement ou du retrait. C’est alors seulement qu’elle admet dans son expérience intime quelque chose ou quelqu’un d’autre dont elle devient le médium. Le rituel de la peinture relève ici bel et bien de la possession. Les âmes radiographiées dans l’oeuvre de l’artiste n’habitent pas l’espace tridimentionnel de la perspective, mais ce vide créateur qui laisse place à la présence dérangeante, violente, terrifiante ou merveilleuse de l’autre. Les corps énergétiques émergent de l’écho du Tsimtsoum, ils surgissent de cet espace existentiel qui s’agrandit avec l’ouverture intérieure.

Parce qu’elle habite le rituel avec une totale sincérité, Darcia Labrosse, comme tous les grands peintres, exprime un mode d’apparaître singulier. Ses images vous communiquent précisément « le choc de la présence ». Bien qu’elle ait recueilli l’héritage de l’histoire de l’art, elle pratique une voie solitaire. Les grands peintres ne s’imitent pas mais, parce qu’ils se comprennent mutuellement de l’intérieur, ils s’inspirent. Je sais qu’elle est inspirée par Rembrandt, par Bacon, Houseago, Huma Bhabha par les expressionistes abstraits, par Lucian Freud. Elle se situe dans la lignée de l’apparition souffrante ou glorieuse du corps humain. Elle continue la tradition de l’icône.

Dans la chambre obscure du retrait se révèle une image tremblante, dont on ne sait pas s’il s’agit d’un négatif ou d’un positif. On entrevoit des fémurs, des bassins, des côtes, des crânes, des coeurs, des sexes, des auras mystérieuses. Une présence humaine surgit du fond obscur. Tout cela semble capté par une machine à photographier les âmes à la lumière d’improbables rayons X spirituels. Mais, à bien y regarder, est-ce l’image d’une âme qui se forme sur la tôle ou celle de grouillantes multitudes? Chacune de ces formes corporelles abrite quelque double inquétant, elle dévoile des profondeurs où se devinent encore d’autres corps, tout un univers de relations passionnelles, de destins ensorcelés et d’existences dans l’existence. L’analogie avec la propre vie du spectateur est gênante, comme si le peintre avait étalé sur la place publique notre plus inavouable secret : l’abîme effrayant de cette identité subjective qui nous colle au corps.

Tout se passe comme si, au moment de la mort, les âmes encore mêlées à la forme de leur corps, irradiées des passions et des grâces qui ont soulevé leurs vies, traversées par les existences de leurs proches et de leurs ancêtres, tout se passe comme si ces âmes s’approchaient, pour la pesée, de la balance du jugement. C’est ici que Darcia Labrosse les capte, en ce non lieu, en cet instant déjà hors du temps où se résume leur existence, en ce seuil de l’éternité d’où fuse leur énergie de vivants sur la Terre. Et elle sauve ces âmes de l’oubli en projetant le cri de leur corps sur ses tôles.

En costume ignifuge, au rythme assourdissant des machines, à lueur d’un feu de forge, s’abandonnant à l’inconnu, elle danse au fond d’une crypte. Elle accomplit le très ancien rituel de la peinture. Voici les suaires des profondeurs, les corps transfigurés, les icônes glorieuses éclatantes de souffrance et de désir qui témoignent de son voyage. Puissions-nous tous accomplir nos rituels de création solitaire comme elle accomplit le sien. Comme si, de nouveau, et à chaque fois, c’était le dernier rituel.

Pierre Lévy, le 11 juillet 2011

PDF TEXTE DE PIERRE LÉVY

L’EXCEPTION

Sur l’oeuvre picturale de Darcia Labrosse

Catherine Harton, 2013

1.
je remue l’orfèvrerie totale d’à peine un corps
à peine ses volumes arachnéens noirs je le suis
chambre par chambre je pétris sa foi sa charnière
personne ne m’a dit que ce corps est pour la confession
à moi l’ombre parfaite parfois incertaine parfois lourde
personne ne m’a dit ce corps porte la croix et les débordements
d’un autre l’enfant enrubanné n’appartient pas au monde mais à la myrrhe

2.
gémellité cœur pour cœur je dois découpé l’autre de mon sang
l’autre est boussole et épitaphe pour construire le vénérable hiver
je me mesure aux inscriptions de sagesse la traçabilité du soleil
l’autre une preuve tangible des pétales et du repos appelé terre
maintenant je suis infaillible pour la grâce et le cœur porté drapeau
je réduis mon nom à la neige je défends l’ostracisé la lumière

3.
la cathédrale s’impose avec plaies argile transgression
j’oblige un corps vénérable l’idole sans son échappatoire biblique
l’échappatoire des cendres personne ne m’a dit triche sur les volumes
le poids ses affamés et la chair papyrus je descends la pente osseuse
le sentiment brut je recouvre chaque masse d’une neige parfaite
je fixe le portrait à son détail d’écorce et de sublimation

4.
je recommence la chrysalide l’envie du jour ou son équivalent
je pourchasse le contour arboricole du corps ses légions noires
des milliers de fils blancs maintiennent l’orage cristallisé
l’invention des caches et l’ingéniosité des pollens je cherche
la preuve immédiate d’un aliment d’une respiration excusée
l’humain bien avant ses équerres de laideur

5.
j’accélère les radiographies d’un enfant empereur de papier
empereur d’empreintes rouges dans mon silence d’orfèvre
il échappe aux musiques de l’usine la rouille l’huile le ciment
je lui invente un nid à partir des vertèbres une fleur ligotée
je m’agenouille sur ses rubans de bravoure son nom mille fois
le fils trop tard je me dis qu’il naît chaque fois au déluge
au corps catastrophe il veille les partitions sur les acétates
l’esquisse parallèle des marées et du ventre achevé

6.
je défais l’horizon d’aiguilles une dernière lune de bronze
je repose le serment du détail de la nature à vide
la figure lourde d’insectes tous blancs un autre visage
requiert l’ambre et les fosses je ne suis pas seule ce désespoir
habite deux squelettes de verre en avance sur les fontes
personne ne m’a dit invente-leur un corps pour en finir

7.
je vis le tremblement à partir du condamné soleil peut-être
évanoui sous une autre peau une mosaique secrète de cordes
l’ architecture de l’oiseau bien avant les traînées de poudre
sa cérémonie de brindilles et d’inquiétude personne ne m’a dit
figer l’oeil avant le feu figer la tempe avant la protestation
je disperse le visible au couteau l’idyllique à la lumière

8.
je prends part aux côtes aux neiges reposées
la vie d’un autre pour chaque juxtaposition d’arbrisseaux
j’invente de nouveaux canaux à ce petit corps de liège
l’enfer suspendu n’est plus le sien à peine une fiole
pour s’étendre j’inspecte les sédiments ma preuve de solitude
la poudre fine qui s’accumule sur mon travail d’exilée
je ne crois toujours pas à ces pierres qu’on enfonce dans le corps

IMPRESSION

Daniel Laverdure, 2013

Les formes sont remplacées par des espaces
et les couleurs par une énergie;
elle peins avec son âme.