Le peintre

L’artiste vit et travaille à entre Montréal et Ottawa, Canada.

Darcia Labrosse  a développé une technique originale qui fusionne les beaux-arts et le monde industriel. Surmontant le poids des automatismes et des réflexes conditionnés qui s’attachent à la représentation figurative, elle unit la force brute et la délicatesse des émotions pour peindre une figure humaine ontologique, inquiétante, énigmatique, libre d’artifices, dont l’expression atteint à l’universel. Elle peint des incarnations affectives. Au moyen d’une palette opalescente et souvent proche de la monochromie, l’oeuvre – évocatrice et séminale – suggère une pré-incarnation, une transcendance évoluant dans quelqu’espace objectif sous-jacent où les sens s’éveillent au-delà du seuil de perception.

Par contraste avec une pratique rituelle réelle, Darcia Labrosse utilise un médium hautement perfectionné : la peinture électrostatique sur des plaques d’aluminium, de cuivre ou d’acier corten. Le processus est intrinsèque à l’expression de l’artiste. Sa méthode est rapide et rend l’immédiateté de la pensée et de l’émotion, mettant en question la frontière ténue qui sépare la figure de l’abstration et le conscient de l’inconscient. Le champ électromagnétique – qui se présente à la fois comme phénomène, force vitale et liant – est devenu pour elle un partenaire essentiel de sa créativité.

Darcia Labrosse est originaire de Montréal (Québec, Canada) et de descendance suisse. L’appartement de ses parents abritait la une Galerie d’Art. Elle a grandi entourée de tableaux de Riopelle, Cosgrove, du Groupe des sept ainsi que de gravures et de sculptures inuites. Très tôt dans sa vie elle a compris que les galeries étaient des espaces sacrés. L’art a contribué à former son identité.

Darcia Labrosse est diplômée de l’Ecole des Beaux-Arts du Musée de Montréal en cinéma d’animation et photographie. Ses court-métrages lui ont gagné les applaudissements de la critique. Des études ultérieures au programme d’arts visuels de l’Université de Concordia de Montréal l’ont amené à questionner les médias utilisés et le sens même de la peinture et « l’espace subjectif dans lequel nous vivons, mais au-delà, de l’autre côté des apparences. »*

Dans la dernière décade, Darcia Labrosse a développé les corpus Metal Langage et Shaman industriel dans une démarche neo-expressionniste, principalement à cause de “son indéfectible attachement à l’auto-expression psychique… moins un style qu’une attitude.”**

Dans le passé, l’artiste a travaillé dans le monde littéraire comme éditrice, traductrice, écrivaine et illustratrice. Elle a publié une quarantaine de livres pour enfants, notamment chez Harper Collins, Hyperion, Simon & Schuster et Random House au Canada, USA et au Royaume-Uni. Elle joue encore le rôle de conseillère artistique pour la conception du projet d’intelligence artificielle et d’ingénierie sémantique IEML (Information Economy Meta Language) au Laboratoire d’intelligence collective de l’Université d’Ottawa.

* Anthony Gormley, sculpteur

** ART Speaks, Robert Atkins, Abbeville Press, 1990

DÉMARCHE DE L’ARTISTE

Labrosse

« Il est plus rapide de dessiner que de peindre, et le dessin est peut-être la seule pratique aussi rapide que l’esprit lui-même. »

Robert Motherwell, 1966

“L’Art est la distance que le temps donne à la souffrance.”

Albert Camus, Carnets, 1955

Mon travail est essentiellement une peinture intuitive, gestuelle et vitaliste dans la grande tradition de l’action-painting, peinture exécutée à la confluence des Beaux-Arts, de l’alchimie et du détachement froid et impersonnel du monde industriel. Il est produit dans un état où les contrastes se rencontrent et s’affrontent. Sur un plan technique, ma passion pour l’architecture et ses matériaux de construction, mon apprentissage de la soudure, suivi par des années d’errance sans but parmi les industries lourdes, les ports, les chantiers navals et les fonderies, m’ont amené à reconnaître le métal comme mon médium de prédilection, le médium approprié à la singularité de mon expression.

Mon art vient d’une fascination pour un corps humain qui se tord et se déforme. Il résonne avec les événements catastrophiques de Minamata et leurs répercussions indirectes sur le Butoh, avec les momies des catacombes des Capucins de Palerme, avec l’homme des glaces vieux de cinq mille ans et, plus récemment, avec l’apparition apocalyptique du corps entièrement tatoué de Rick Genest qui se présente lui-même à la fois comme oeuvre d’art et squelette. Il rappelle Soutine, Ensor, la fascination de Bacon pour la tératologie, De Kooning, Dubuffet et le mouvement CoBrA, Basquiat, Freud et tant d’autres artistes qui ont tenté de repousser les limites de la représentation du corps humain sans jamais perdre complètement la perspective de son humanité.

Au début de ma vingtaine, j’ai eu le grand privilège de rencontrer Kazuo Ohno, un des danseurs/fondateurs du mouvement culturel japonais Butoh. Il a dansé pour moi en privé, son corps littéralement à quelques centimètres du mien et, à ce moment même, ma quête artistique a connu une épiphanie profonde et décisive. Pendant son interprétation exquise et troublante de La Argentina, le contact, la connection personnelle avec lui m’ont provoqué un choc émotionnel profond—un éveil. Quand j’étais encore une enfant, j’ai regardé un documentaire en noir et blanc sur la découverte des camps de la mort de la Seconde Guerre mondiale. Les puissantes sensations oubliées de stupéfaction, de malaise, d’angoisse, de frayeur et d’affolement laissées par ces images, maintenant devenues iconiques et célèbres de l’auto-destruction de l’espèce humaine, refirent surface instantanément à ma conscience sous l’effet de la présence surréelle d’Ohno, faisant du Butoh une sorte d’ancrage, une inspiration, un lien avec des images perdues depuis longtemps, enfouies et cachées dans ma mémoire. Avec ses éléments de Noh et de Kabuki, lui-même influencé par le film noir, Antonin Artaud, le Marquis de Sade, Jean Genet et les écrits de Mishima, ayant recueilli l’esprit de l’expressionisme allemand et du mouvement de la Neue Tanz, le Butoh devint une infuence souterraine de mon travail, comme un courant tellurique invisible mais inconsciemment ressenti.

Armée de savoir-faire et de pratiques glanés parmi différentes écoles et prises à des techniques aussi variées que la lithographie, la gravure, le cinéma et la photographie, j’ai passé ma vie à essayer de communiquer visuellement les émotions réprimées d’un enfant qui questionne la folie humaine et  qui tente d’en sublimer la violence. En somme, je cherchais un moyen de combler la distance existentielle entre le peintre et un corps blessé, et entre un corps blessé et l’univers.

Le résultat est l’image d’un rêve dans un rêve ou, plus exactement, d’un cauchemar dans un cauchemar : une énigme artistique dans laquelle un corps émotionnel revient en nageant de l’inconscient vers la conscience pour finalement refaire surface et respirer. Avec aussi peu d’interférence que possible, j’essaie de le sauver d’une noyade virtuelle – pour un bref instant. Je le ramène à l’essentiel, à la vie, juste ce qu’il faut pour lui donner substance. Je ne suis pas préoccupée par les aspects explicites formels tels que le décor, la perspective, la narration, la définition du visage ni même par le choix des couleurs – essentiellement à cause de la rareté du pigment disponible au moment de la création.

J’efface le temps descriptif pour que l’incarnation d’une forme humaine archétypique et fièvreuse poursuive son règne menacé, magnifique et sans frontière. En éliminant la dialectique de la figure et du fond, je recule d’un pas à l’époque de l’expressionisme abstrait, quand l’espace qui s’offrait au spectateur était plutôt une évocation, lui permettant de dépasser le particulier.

MEDIUM

DS:  « Pouvez-vous imaginer de vous rendre à l’étape où vous atteindriez une telle liberté, quant au maniement du pinceau, que vous n’auriez pas à interrompre le procédé de création par d’autres pratiques? »

FB:   « Mais j’utilise justement ces autres pratiques pour les interrompre délibérément. J’essaie toujours de les interrompre, de les déranger. La moité de mon activité de peintre consiste à altérer, détruire ou interrompre ce que je fais avec aisance. Je cherche à produire une image structurée, mais je veux qu’elle vienne par hasard. »

Extrait de “Interviews with Francis Bacon”

David Sylvester, Thames and Hudson 1962-1979

C’est au moyen des médias classiques tel que l’huile et l’acrylique que j’ai d’abord essayé de peindre, avec très peu de succès. Pendant dix ans, mes tentatives de peinture ont été infructueuses – j’ai détruit presque tous mes tableaux de l’époque. L’huile et même l’acrylique ne pouvaient pas sécher assez rapidement pour sauver une âme, ou capter un corps. Le processus devait être plus immédiat, presque en synchronie avec mes émotions. Seuls les dessins et les esquisses rapides arrivent parfois à cette immédiateté. Quoique long et minutieux, le travail lithographique m’a donné l’espoir qu’un jour je pourrais éventuellement m’abandonner à des gestes moins explicatifs, tout en maintenant la précision de « l’intérieur ». J’ai senti et exploré l’esprit de la pierre en obtenant des résultats qui ressemblaient avec une inquiétante étrangeté, au sens freudien, à mon travail actuel. Les effets de palimpsestes m’ont permis d’entrevoir ce que je pourrais atteindre si j’avais le médium adéquat: être capable de décrypter et de révéler partiellement les pages d’un Codex somatique et psychanalytique. J’étais sur une piste, les yeux bandés.

J’ai consacré des années de recherche et d’expérimentation à atteindre mon but. Je devais développer un médium unique et parfaitement spécifique. Il devait être agile, subtil et suffisamment évanescent pour évoquer et traduire les images éthérées, secrètes et fuyantes qui disparaissent presque instantanément dans le regard de l’esprit. Ce médium devait être capable de défier et de déstabiliser n’importe quelle idée préconçue. Il devait donc lui-même posséder des qualités médiumniques: pouvoir deviner, sentir et soutenir mes obsessions artistiques ainsi que les engrammes de mon enfance. La quête d’un médium iconoclaste qui puisse traduire la part d’ombre, la déliquescence et la corruption m’a menée à la peinture électrostatique industrielle. Le déroulement de son procédé, son essence et son unicité pouvaient faire écho aux méandres assourdissants, au chaos d’un monde industriel aliénant, tout en respectant les limites planes d’une oeuvre d’art. Une fois le médium révélé et apprivoisé, la quête a continué: il me fallait trouver comment le convertir en un outil d’expression. Cela fait, je tenais en main le secret d’une alchimie grâce à laquelle mon oeuvre s’est developpée et a fructifié.

Les pigments que j’utilise sont aussi fins que le talc, quelque chose comme des pixels indépendants qui ne se mélangeraient pas pour produire une nouvelle couleur. Libre de tout liant, ils ressemblent à une multitude de cellules dans un état éthéré qui attendent un souffle ou un signal pour se multiplier et se manifester dans une image. Le pigment est maintenu sur la surface par un champ électromagnétique et par la force de mon esprit. Les vibrations constantes de la chambre des machines secouent, dérangent et altèrent constamment le résultat de mon travail. Je dois renoncer à tout espoir de contrôler parfaitement ce que je fais. Immergée dans le processus, je travaille en phase avec mes perceptions sensorielles le long de la boucle cybernétique, de la réverbération autopoiétique même dont émergent les corps. Des golems apparaissent dans les limbes, suspendus entre le virtuel et l’actuel. En l’absence de liant habituel comme l’huile, la colle ou l’oeuf, les pigments se révèlent finalement sous une chaleur intense comme par brûlure, puisqu’ils sont cuits à haute température dans un four surpuissant, gargantuesque. C’est alors seulement que les images se fixent sur la surface métallique. Alors seulement les âmes reviennent respirer. De leurs cendres, elles voyagent jusqu’en ce lieu où elles sont finalement vues et reconnues.

PROCESSUS

“Je chante le corps électrique”, Walt Whitman, Leaves of grass, 1855

“A mon humble avis, nous avons toujours besoin de nouvelles techniques. Et les artistes modernes ont trouvé de nouveaux moyens et de nouvelles façons de faire leurs marques. Il me semble que le peintre moderne ne peut exprimer son époque, l’avion, l’atome, la bombe atomique, la radio en empruntant les formes anciennes de la Renaissance ou des cultures passées. A chaque nouvel age sa technique…La peinture que j’utilise généralement est une peinture liquide, une peinture qui coule à flots. Les pinceaux que j’empoigne, eux, ressemblent plus à des bâtons qu’à des brosses– les brosses ne touchent pas à la surface du tableau, elles semblent flotter juste au dessus.”

Jackson Pollock, New York, 1950

Au début des années trente, de nouveaux médias comme les alkydes, les acétates polyvinyles, les polymères, la nitrocellulose, les peintures synthétiques et les émulsions acryliques de type résine devinrent aisément disponibles. L’utilisation de ces agents par les artistes a été cruciale dans l’évolution de la peinture du vingtième siècle. La peinture industrielle s’est déversée sur les toiles, sur les planches et les panneaux d’aggloméré, permettant ainsi la furieuse accélération créative des expressionistes abstraits ainsi que des artistes du Pop et du Op Art. L’usage des masques de ruban adhésif donna naissance aux bords nets, aux lignes pures ; les champs de couleur gagnèrent alors l’existence en soi de terres inexplorées. La peinture au couteau manifesta ses propres surfaces, tels des paysages lunaires. La sérigraphie et la photographie ont bien servi Warhol et, à la même époque, Frank Stella commençait à utiliser l’aluminium comme support. La peinture électrostatique que j’utilise se situe dans la continuité de cette tradition de l’expressionisme abstrait. Je l’ai découverte en cherchant un médium de ma contemporanéité, capable d’exprimer mon intériorité de la manière la plus puissante et la plus directe qui soit.

Le processus que j’utilise est assez simple, bien qu’il soit pratiqué dans un environnement hostile et relativement inaccessible. Au moment de la création, l’habit de protection de la tête aux pieds que je revêts efface mon identité et j’apparaîs comme un ouvrier d’usine, un personnage lambda affairé qui se fond dans un monde industriel et aliénant. Une feuille d’aluminium électriquement chargée est suspendue en face de moi. Je suis équipée de deux pistolets pulvérisateurs, un dans chaque main, habituellement chargés de deux couleurs différentes. Un pistolet à air pend de mon épaule; je l’utilise pour enlever le pigment superflu. J’ai aussi avec moi toute une panoplie de branches, de baguettes, de cordes, de brosses métalliques et de chiffons posés sur une chaise. Me voici prête à peindre. L’usage particulier du support d’aluminium n’est pas artificiel ; il ne vise pas la séduction. Bien au contraire, il est intrinsèque à ma pratique parce qu’ il est apte à traduire l’imméditeté de ma pensée. Je travaille sur une ligne de production industrielle, loin du confort et de la rêverie d’un atelier.

L’espace dans lequel je travaille, à cause de ses murs et de ses planchers en acier inoxydable, ressemble plus à un laboratoire qu’à un atelier de peinture. Il n’y a là aucune solitude, aucune intimité, aucun espace privé ; ni aucune trace de mon identité, de « qui je suis », aucune image, aucune référence, pas même d’éléments visuels ou de guides qui riment avec ce que je veux créér. Tout est contenu dans mon esprit ; dans mes yeux et mon coeur. Les bruits assourdissants et opprimants de l’usine me rappellent la bande sonore du film de David Lynch Eraserhead, ou peut-être l’ambiance des fonderies imaginaires de Thor ou ceux retentissants de l’enfer de Dante. L’acétone, les poussières de rouille et d’acier me brûlent les yeux. Parce que je ne peux pas respirer librement, la visière de mon scaphandre s’embrume facilement, en réduisant grandement la visibilité. La chaleur de l’été est décuplée dans l’usine, j’étouffe et hyperventile, claustrophobique et captive sous mon casque de protection. Les coûts de location des usines et le temps limité qu’on m’alloue pour y travailler me poussent à agir rapidement et presqu’automatiquement; je marche sur des oeufs et comme dans l’éxécution d’une fresque, je n’ai pas droit à l’erreur et dois réussir ce que je veux faire du premier coup. Je travaille véritablement sous contrainte, et c’est ce stress constant qui m’amène dans un état de quasi-hystérie. Les pensées, les ruminations, les essais et erreurs sont strictement interdits. Et c’est spécifiquement cette déconstruction, en temps réel, de mes talents et de mes compétences qui me guide jusqu’à la trance nécéssaire pour qu’une transmutation survienne, se déploie. C’est alors que j’arrive à me fondre avec le médium, paradoxalement, complètement désinhibée.

Ce détachement aboutit à une partie de moi qui, une fois distillée, éthérée, sent et laisse entrer une présence qui ne se manifestera qu’ici et maintenant, en un endroit bien précis; une entité qui se déroulera et se dépliera sous mes yeux, pour enfin se fixer sur la toile.

Labrosse,

le 12 juillet 2012

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LE DERNIER RITUEL

Sur l’oeuvre picturale de Darcia Labrosse

Pierre Lévy, 2011

Selon Isaac Louria, la création fut précédée d’une phase de retrait divin – le Tsimtsoum durant laquelle l’être infini a creusé un vide en lui-même pour laisser place au temps, à l’espace, au monde et à l’autre humain. L’absolu n’accomplit son oeuvre qu’à condition de dissimuler sa présence. Et c’est pourquoi la créature ne rencontre jamais son créateur que sur le mode de l’absence. Mais cette absence l’appelle et la met en chemin. Darcia Labrosse dit souvent que la peinture constitue pour elle « le dernier rituel » et je me suis longtemps demandé ce qu’elle voulait dire. Au fil des années, j’ai fini par comprendre. Le rituel est un tourbillon d’actes habités en sincérité qui lancent un pont entre cette absence, cet abîme qui se fait sentir partout dans le monde créé, et la présence de l’infini. Le rituel ouvre un canal de communication avec l’invisible.

On peut s’imaginer les premiers rituels comme des rassemblements saisonniers, ou bien à l’occasion de grands passages comme la naissance, l’initiation, le mariage ou la mort. Les membres de la tribu allument un feu, échangent des présents, accomplissent un sacrifice. Peints, tatoués, emplumés, masqués, revêtus d’ornements cérémoniels, ils se livrent à des chants collectifs où se répondent couplets improvisés et refrains. On danse sur des musiques fortes et rythmées jusque tard dans la nuit. On ingère des boissons ennivrantes et des plantes intoxicantes. Une brèche se creuse dans le monde du quotidien. Quelque puissance surnaturelle se manifeste alors dans la transe ou la possession et vient marquer durablement la mémoire et les rêves.

A partir de cette fête primordiale, les pratiques et les officiants se spécialisent: rituels de chamanes, de prêtres, d’oracles, de guerriers… Parmi tous ces descendants du rituel ancestral, il semble que celui de la peinture se soit individualisé très tôt, mais sans jamais rompre la chaîne qui le rattache à la quête originelle de la présence. Au fond de cryptes éclairées au flambeau, il y a des dizaines de milliers d’années, des peintres ont appliqué des pigments sur une paroi et ont fait ainsi surgir une présence qui nous touche encore.

Darcia Labrosse ne fait pas « de l’art ». Elle pratique un rituel particulier dont, au fond, toute société a besoin : celui de faire briller – à travers une image – la présence, la puissance, la profondeur invisible de l’existence humaine. Le rituel est efficace si l’image qui en résulte établit un contact vivant avec le monde de l’esprit. La peinture accueille l’invisible vibration de l’intériorité dans l’univers optique. Labrosse pratique ce rituel avec une honnêteté absolue. Elle n’en fait pas seulement les gestes: elle utilise sa parfaite maîtrise des médias et des techniques pour capter et retransmettre effectivement le choc de la présence.

Je ne peux pas traduire en mots l’effet que produisent sur le spectateur ces images. Ses « corps transfigurés » ou ses « âmes radiographiées » sont proprement indescriptibles. Nous pouvons projeter ce qui habite notre esprit sur leur forme impossible à fixer, comme sur un test de Rorschach ou comme sur des nuages courant dans le ciel. Mais par-delà cet échec de l’identification – et précisément à cause de ce mystérieux blocage de la reconnaissance automatique – l’énergie d’une présence humaine nous saisit. Il faut plonger courageusement dans ses icônes électrifiées pour recevoir le cadeau offert à ceux qui ont des yeux pour voir. Le spectacle de ses images produit une commotion, comme le trouble d’une rencontre qui nous révèlerait nos douleurs et nos désirs enfouis. Et par un contrecoup de la réflexion le spectateur se demande qui ou quoi est apparu au peintre. Pareilles alors à ces ondes postérieures qui font écho aux tremblements de terre, mais dans une zone de son esprit qui se dérobe et bascule déjà vers l’inconscience, le spectateur devine sans les voir les âmes éperdues qui ont traversé la transe du peintre.

Darcia Labrosse fait tout sauf de la peinture conceptuelle même si le protocole du processus initial l’est. Pour elle, la maîtrise technique de l’exécution du rituel est une condition sine qua non de son efficacité. Elle s’est exercée aux procédés de la peinture, de la gravure, de l’illustration, de la photographie et du cinéma. Sur la base de cette expérimentation multiforme, elle a mis au point une technique entièrement originale qui consiste à projeter des pigments en poudre sur une plaque de métal au moyen d’un pistolet électrique, puis à passer la plaque au four pour fixer l’image, appellée peinture électrostatique. Les pigments ne sont liés ni par l’eau, ni par l’huile, ni par l’oeuf. Il s’agit sans doute de la première peinture dont le liant est le champ électromagnétique : autant dire une absence de liant qui rend presque’impossible le contrôle conscient de l’image. Si l’on ajoute qu’elle porte une sorte de combinaison de cosmonaute surmontée d’un masque de soudeur et que le rituel a lieu dans une usine qui résonne du fracas des machines, dans une pièce où vrombit un énorme aspirateur à poussière industrielle, on aura une idée des difficultés que cette technique l’oblige à surmonter. Mais l’appareil mécanique n’est totalement maîtrisé que pour être effacé comme un échaffaudage provisoire. Dans cet enfer irrespirable où brûle encore le feu des alchimistes forgerons, le peintre en costume rituel saute un à un les obstacles matériels, puis les obstacles personnels. Malgré l’atmosphère irritante et les sons affolants de l’usine, malgré le poids de son scaphandre et le contrôle presqu’impossible du dépôt des pigments sur la tôle, Darcia Labrosse peint à partir d’une sphère irréelle de silence et de calme d’où elle s’est absentée pour laisser place à la présence.

Afin de percer l’enveloppe du monde connu et reconnu, pour aller au-delà des réflexes du codage et du décodage visuels, elle abandonne toute préconception, tout projet, toute volonté d’expression de soi, toute idée de représenter ceci ou cela. Elle veut se laisser envahir, et donc elle ne veut rien. La transe créative de Labrosse repose sur cette discipline du renoncement ou du retrait. C’est alors seulement qu’elle admet dans son expérience intime quelque chose ou quelqu’un d’autre dont elle devient le médium. Le rituel de la peinture relève ici bel et bien de la possession. Les âmes radiographiées dans l’oeuvre de l’artiste n’habitent pas l’espace tridimentionnel de la perspective, mais ce vide créateur qui laisse place à la présence dérangeante, violente, terrifiante ou merveilleuse de l’autre. Les corps énergétiques émergent de l’écho du Tsimtsoum, ils surgissent de cet espace existentiel qui s’agrandit avec l’ouverture intérieure.

Parce qu’elle habite le rituel avec une totale sincérité, Darcia Labrosse, comme tous les grands peintres, exprime un mode d’apparaître singulier. Ses images vous communiquent précisément « le choc de la présence ». Bien qu’elle ait recueilli l’héritage de l’histoire de l’art, elle pratique une voie solitaire. Les grands peintres ne s’imitent pas mais, parce qu’ils se comprennent mutuellement de l’intérieur, ils s’inspirent. Je sais qu’elle est inspirée par Rembrandt, par Bacon, Houseago, Huma Bhabha par les expressionistes abstraits, par Lucian Freud. Elle se situe dans la lignée de l’apparition souffrante ou glorieuse du corps humain. Elle continue la tradition de l’icône.

Dans la chambre obscure du retrait se révèle une image tremblante, dont on ne sait pas s’il s’agit d’un négatif ou d’un positif. On entrevoit des fémurs, des bassins, des côtes, des crânes, des coeurs, des sexes, des auras mystérieuses. Une présence humaine surgit du fond obscur. Tout cela semble capté par une machine à photographier les âmes à la lumière d’improbables rayons X spirituels. Mais, à bien y regarder, est-ce l’image d’une âme qui se forme sur la tôle ou celle de grouillantes multitudes? Chacune de ces formes corporelles abrite quelque double inquétant, elle dévoile des profondeurs où se devinent encore d’autres corps, tout un univers de relations passionnelles, de destins ensorcelés et d’existences dans l’existence. L’analogie avec la propre vie du spectateur est gênante, comme si le peintre avait étalé sur la place publique notre plus inavouable secret : l’abîme effrayant de cette identité subjective qui nous colle au corps.

Tout se passe comme si, au moment de la mort, les âmes encore mêlées à la forme de leur corps, irradiées des passions et des grâces qui ont soulevé leurs vies, traversées par les existences de leurs proches et de leurs ancêtres, tout se passe comme si ces âmes s’approchaient, pour la pesée, de la balance du jugement. C’est ici que Darcia Labrosse les capte, en ce non lieu, en cet instant déjà hors du temps où se résume leur existence, en ce seuil de l’éternité d’où fuse leur énergie de vivants sur la Terre. Et elle sauve ces âmes de l’oubli en projetant le cri de leur corps sur ses tôles.

En costume ignifuge, au rythme assourdissant des machines, à lueur d’un feu de forge, s’abandonnant à l’inconnu, elle danse au fond d’une crypte. Elle accomplit le très ancien rituel de la peinture. Voici les suaires des profondeurs, les corps transfigurés, les icônes glorieuses éclatantes de souffrance et de désir qui témoignent de son voyage. Puissions-nous tous accomplir nos rituels de création solitaire comme elle accomplit le sien. Comme si, de nouveau, et à chaque fois, c’était le dernier rituel.

Pierre Lévy, le 11 juillet 2011

PDF TEXTE DE PIERRE LÉVY

L’EXCEPTION

Sur l’oeuvre picturale de Darcia Labrosse

Catherine Harton, 2013

1.
je remue l’orfèvrerie totale d’à peine un corps
à peine ses volumes arachnéens noirs je le suis
chambre par chambre je pétris sa foi sa charnière
personne ne m’a dit que ce corps est pour la confession
à moi l’ombre parfaite parfois incertaine parfois lourde
personne ne m’a dit ce corps porte la croix et les débordements
d’un autre l’enfant enrubanné n’appartient pas au monde mais à la myrrhe

2.
gémellité cœur pour cœur je dois découpé l’autre de mon sang
l’autre est boussole et épitaphe pour construire le vénérable hiver
je me mesure aux inscriptions de sagesse la traçabilité du soleil
l’autre une preuve tangible des pétales et du repos appelé terre
maintenant je suis infaillible pour la grâce et le cœur porté drapeau
je réduis mon nom à la neige je défends l’ostracisé la lumière

3.
la cathédrale s’impose avec plaies argile transgression
j’oblige un corps vénérable l’idole sans son échappatoire biblique
l’échappatoire des cendres personne ne m’a dit triche sur les volumes
le poids ses affamés et la chair papyrus je descends la pente osseuse
le sentiment brut je recouvre chaque masse d’une neige parfaite
je fixe le portrait à son détail d’écorce et de sublimation

4.
je recommence la chrysalide l’envie du jour ou son équivalent
je pourchasse le contour arboricole du corps ses légions noires
des milliers de fils blancs maintiennent l’orage cristallisé
l’invention des caches et l’ingéniosité des pollens je cherche
la preuve immédiate d’un aliment d’une respiration excusée
l’humain bien avant ses équerres de laideur

5.
j’accélère les radiographies d’un enfant empereur de papier
empereur d’empreintes rouges dans mon silence d’orfèvre
il échappe aux musiques de l’usine la rouille l’huile le ciment
je lui invente un nid à partir des vertèbres une fleur ligotée
je m’agenouille sur ses rubans de bravoure son nom mille fois
le fils trop tard je me dis qu’il naît chaque fois au déluge
au corps catastrophe il veille les partitions sur les acétates
l’esquisse parallèle des marées et du ventre achevé

6.
je défais l’horizon d’aiguilles une dernière lune de bronze
je repose le serment du détail de la nature à vide
la figure lourde d’insectes tous blancs un autre visage
requiert l’ambre et les fosses je ne suis pas seule ce désespoir
habite deux squelettes de verre en avance sur les fontes
personne ne m’a dit invente-leur un corps pour en finir

7.
je vis le tremblement à partir du condamné soleil peut-être
évanoui sous une autre peau une mosaique secrète de cordes
l’ architecture de l’oiseau bien avant les traînées de poudre
sa cérémonie de brindilles et d’inquiétude personne ne m’a dit
figer l’oeil avant le feu figer la tempe avant la protestation
je disperse le visible au couteau l’idyllique à la lumière

8.
je prends part aux côtes aux neiges reposées
la vie d’un autre pour chaque juxtaposition d’arbrisseaux
j’invente de nouveaux canaux à ce petit corps de liège
l’enfer suspendu n’est plus le sien à peine une fiole
pour s’étendre j’inspecte les sédiments ma preuve de solitude
la poudre fine qui s’accumule sur mon travail d’exilée
je ne crois toujours pas à ces pierres qu’on enfonce dans le corps

IMPRESSION

Daniel Laverdure, 2013

Les formes sont remplacées par des espaces
et les couleurs par une énergie;
elle peins avec son âme.